Le Magasin Pittoresque /1856 - page 228.

Le Val Dormant / Ichabod contant des histoires (2).

 

Quand l'école était fermée, Ichabod devenait le compagnon de jeu de ses plus grands élèves, et, dans l'après-midi des jours de fête, il reconduisait chez eux ceux des plus petits qui avaient le bonheur d'avoir pour mères de bonnes femmes de ménage renommées par leur habilité dans l'art de faire les tourtes et les plumpuddings. La vérité est qu'à défaut de bon naturel, la nécessité eût conseillé au pauvre instituteur de se maintenir dans de bons rapports avec ses élèves et leurs parents. Le revenu annuel de l'école, excessivement modeste, aurait à peine suffi pour lui fournir sa ration nécessaire de pain quotidien. C'était à peu près comme en France.
Il était grand mangeur, et, quoique maigre, son gosier semblait doué du pouvoir dilatateur d'un boa. Il ne demandait rien, car il n'eût point voulu abaisser sa dignité jusque là ; mais il profitait des mœurs du pays et des anciens usages de sa profession pour vivre alternativement une semaine chez chacun des fermiers dont il instruisait les enfants, faisant ainsi gaiement sa ronde sans autre bagage qu'un mouchoir de coton, qui contenait les humbles ornements de sa personne. Encore, afin de n'être pas trop onéreux à ses hôtes rustiques, toujours portés à regarder les maîtres d'école comme des fainéants de trop grand appétit, avait-il acquis plusieurs petites connaissances pratiques aussi utiles qu'agréables. Par exemple, il pouvait aider les fermiers à faire les meules de foin, à raccommoder les barrières, à conduire les chevaux à l'abreuvoir, à mener les vaches au pâturage, à couper du bois et à mettre en ordre les provisions d'hiver.
Dans ces circonstances, il mettait tout à fait de côté l'air imposant qui lui convenait si bien dans son petit empire, et il se montrait merveilleusement reconnaissant et serviable. Il s'attirait particulièrement la bienveillance des mères en soignant, comme une vraie nourrice, les plus jeunes enfants, et on le voyait, aussi magnanime que le lion qui tient un agneau entre ses griffes sans lui faire mal, dorloter des heures entières un marmot sur ses genoux, ou balancer du pied un berceau.
Il avait encore une autre ressource : il était maître de musique vocale, et gagnait ainsi plusieurs schellings à enseigner le plain-chant aux jeunes gens du voisinage. Ce n'était pas à vrai dire, un sujet de peu de vanité pour lui, quand il prenait sa place le dimanche sur le devant de la tribune de l'église, entouré de ses meilleurs élèves ; sa voix dominait toutes celles de la congrégation, et l'on assure que non-seulement elle remplissait l'église, mais encore qu'elle se faisait entendre à un mille de distance, - ce qui n'était pas étonnant, au dire du fermier Jopkins, vu que ce n'était pas de la bouche d'Ichabod que sortaient ces sons si puissant, mais bien de son grand nez qui lui servait évidemment de trompe. En somme, l'honnête instituteur faisait assez bien ses affaires ; et l'on voit du reste qu'il le méritait, n'épargnant aucune peine et ne négligeant aucun frais pour plaire à tout le monde.
Dans ses heures de loisir, Ichabod cherchait à accroître sa science : en moins de quelques années, il était parvenu à lire plusieurs livres en entiers, et il avait appris par cœur notamment la Sorcellerie de la Nouvelle-Angleterre, de Cotton Mather, œuvre pour laquelle il professait une parfaite vénération. En effet, Ichabod n'avait pas échappé à l'influence qui planait sur le val Dormant ; peut-être avait-il toujours été disposé à croire aux choses extraordinaires, mais certainement depuis qu'il était venu en ce pays singulier son goût pour le surnaturel s'accroissait de jour en jour et surtout de nuit en nuit. Il avait bien conservé un peu de fine malice, mais il avait laissé s'étendre par-dessus une couche épaisse de crédulité. Nul conte n'était trop invraisemblable pour le gouffre béant de sa curiosité.
Un de ses délices était, quand l'école était vide, de s'étendre mollement sur l'épais tapis de luzerne qui bordait le petit ruisseau, et là, le visage tourné vers le ciel, de déguster les contes effrayants du vieux Mather jusqu'à ce que l'ombre du soir changeât la page imprimée en un léger brouillard devant ses yeux. Alors il prenait lentement le chemin de la ferme où il avait le bonheur d'être logé, traversant les marécages, les champs, les bois, sous le charme de ses rêves, frémissant aux moindres bruits de la nature, à la plainte des branches courbées sous le vent, au croassement du crapaud qui annonçait la tempête, au cris lugubre de la chouette ou au battement d'ailes des oiseaux effrayés dans les buissons. Les mouches luisantes dont les lueurs étranges traversaient rapidement son chemin, ajoutaient aussi à son trouble ; mais si par hasard un lourd scarabée venait en volant se heurter étourdiment contre lui, le pauvre hère tremblait de tous ses membres, et se sentait prêt à rendre l'âme, persuadé qu'il venait d'être touché par quelque malin génie, et qu'il allait être transformé en bête ou en pierre. Sa seule ressource, dans ces circonstances, pour retrouver un peu de force, était de chanter à tue-tête une vieilles psalmodies nasillardes qui allaient étonner et inquiéter au loin les bons habitants du val Dormant, assis devant leurs portes.
Les impressions mystérieuses qui transformaient toute la nature à ses yeux ne se dissipaient même pas entièrement lorsqu'il se trouvait enfin dans la ferme, entouré de vraies créatures de chair et d'os comme lui. Là, sous le manteau de la cheminée, devant une rangée de pomme rôtissant et crevant leur peau, il écoutait encore avidement les contes merveilleux des vieilles femmes hollandaises sur les fantômes, sur les champs hantés, les ruisseaux hantés, les ponts hantés, les maisons hantées, et particulièrement sur le fameux cavalier sans tête. Puis, à son tour, il excitait les terreurs de l'auditoire, soit en racontant des anecdotes de magie, des pronostics ambigus, des rencontres de mauvais présage, en parlant des bruits singuliers qui, pendant la nuit, circulent dans l'air ; soit en voulant expliquer scientifiquement la théorie des comètes ou des étoiles filantes, ou prouver que le monde roule réellement avec la rapidité d'un boulet de canon, et que la moitié du temps nous sommes les uns et les autres sens dessus dessous.
Un jour vint cependant où les ombres, les spectres, les apparitions, parurent céder tout à coup leur don de tourmenter la cervelle du pauvre instituteur, à un joli petit être vivant, bien plus puissant qu'eux tous dans l'art de troubler l'esprit des faibles mortels. Vous devinez : une jeune fille.