Le Magasin Pittoresque /1856 - page 225.

Le Val Dormant / Ichabod Crane dans son école (1).

 

Au centre d'une des criques profondes qui bordent les côtes orientales de l'Hudson, près de l'embouchure de la rivière Tampan-Zee, que les marins ne traversent jamais sans diminuer prudemment leurs voiles et sans invoquer la protection de saint-Nicolas, on aperçoit une petite ville marchande nommée Greenburgh, ou plus généralement Tarrytown ( la ville des Musards). Ce dernier nom lui a été donné, dit-on, par les bonnes ménagères des villages voisins, ennuyées d'attendre trop souvent leurs maris qui s'attardent, le soir des marchés, dans les tavernes de la ville.
Non loin de Tarrytown, à deux milles environ, on rencontre une vallée entourée de hautes montagnes et qui est bien l'endroit le plus paisible de la terre. Le calme infini de la nature n'y est troublé que par le doux murmure du ruisseau qui la traverse, par le ramage de la caille ou le sifflement prolongé de la bécassine.
Je me souviens qu'une fois, dans ma jeunesse, égaré à la chasse, j'entrai dans un bosquet de hauts noyers qui borde l'un des côtés de la vallée. Il etait midi, tout était silence ; je visai je ne sais quel oiseau, et je fus effrayé par la détonation de mon fusil que, dans ce vaste calme, répétèrent de toutes parts les échos irrités. Si jamais il me prend envie de fuir le monde et de finir ma vie dans un rêve tranquille, c'est au val Dormant que j'irai me construire une chaumière.
Il semble que la rêveuse influence de cette solitude ait pénétré dans l'âme même de ses habitants. On ne vit pas là, on ne pense pas là comme ailleurs. L'existence y ressemble à un songe. Les vieillards, descendants des premiers colons hollandais, disent, pour expliquer ce mystère, que la vallée fut ensorcelée jadis, aux premiers temps de l'émigration, par un docteur allemand; d'autres prétendent qu'un vieux chef indien, prophète ou magicien de sa tribu, avait coutume de faire ses conjurations en ces lieux avant qu'ils n'eussent été découverts par maître Hendrick Hudson.
Ce qui est certain, c'est que les bonnes gens de la vallée et des environs, d'ailleurs très-hospitaliers et très-inoffensifs, ont dans leur physionomie, leur démarche, leur langage, quelque chose qui n'est pas du tout naturel. On les voit toujours distraits, bizarres, sujets à des extases, à des visions; ils aperçoivent de grandes ombres en plein jour, et ils entendent de la musique et des voix dans le silence le plus profond de l'air. A chaque pas, ils montrent aux étrangers des arbres, des pierres, qui réveillent dans leur mémoire des récits merveilleux. Combien, dans le cours de leur vie, n'ont-ils pas vu d'apparitions étranges, de spectres, de fantômes de toutes sortes ! Mais il est surtout un esprit qui, suivant eux, se complaît dans ce séjour enchanté et qui leur paraît être le roi de tous ces êtres fantastiques. Il prend, disent-ils, une forme singulière, le corps d'un cavalier sans tête. C'est l'âme d'un soldat hessois, dont la tête fut emportée par un boulet au milieu d'un combat dont on ne donne pas la date précise. Sa famille, lors de l'émigration, transporta soigneusement son corps décapité avec ses autres bagages et l'ensevelit dans le cimetière. Mais il sort chaque nuit de son tombeau pour aller chercher sa tête à la place où s'est donnée la bataille ; s'il passe, dans la vallée, sur les routes, sur les coteaux, avec la rapidité de l'éclair, c'est qu'il a une longue course à faire, et qu'il craint toujours de ne pas rencontre sa froide demeure avant l'aurore.
On rapporte, du reste, un nombre d'histoires incroyables, d'histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, où " le cavalier sans tête de la vallée endormie " joue le principal rôle. Il n'est point si petit enfant du val Dormant qui, assis au coin du foyer, ne bégaye ce nom terrible.
Or, à une époque reculée de l'histoire d'Amérique ( c'est-à-dire il y a une trentaine d'années), il arriva qu'un jeune homme bien, appelé Ichabod Crane, vint s'établir dans le val Dormant pour y enseigner aux enfants un peu de ce qu'il savait. Il était né dans le Connecticut, qui, comme l'on sait, fournit l'Union de pionniers aussi bien pour l'esprit que pour les forêts, et envoie chaque année tout à la fois des légions de maîtres d'école à l'intérieur et de bûcherons aux frontières.
Ichabod était grand et excessivement maigre ; il avait les épaules étroites, les bras et les jambes d'une longueur démesurée, des mains pendant à un quart de lieue de ses manches, des pieds qui auraient pu servir de pelles à enfourner le pain : son tout composait l'ensemble le plus hétéroclite et le plus disloqué qu'il fût possible d'imaginer. Sa tête plate et petite, plantée au sommet d'un cou sans fin, était flanquée d'une paire d'oreilles énormes qui faisaient l'effet des deux roues d'une charrette ; elle était percée de deux grands yeux verts vitreux, et ornée d'un long nez de bécassine ; de loin, cette tête incomparable ressemblait à une girouette hissée à l'extrémité d'un bâton. Quand parfois il descendait d'une colline et qu'il se détachait en profil sur le ciel avec ses vêtements agités autour de lui par la brise du soir, il avait vraiment l'air d'une personnification de la Famine s'abattant sur la terre, ou, si l'on aime mieux une image moins poétique, il faisait l'effet d'un mannequin enlevé du milieu d'un champ de blé par un coup de vent.
L'école de ce digne jeune homme était un édifice peu élevé et composé d'une seule chambre grossièrement construite en bois ; ses fenêtres étaient en partie vitrées et en partie bouchées avec des pages de vieux cahiers. Du reste, elle était située dans un endroit agréable, au pied d'une colline boisée, près d'un clair ruisseau et d'un bouleau touffu. Pour fermer ce sanctuaire de l'étude, aux heures de récréation, Ichabod se servait d'un brin d'osier enroulé autour du loquet de la porte, et de quelques pieux appuyés contre les volets des fenêtres.
Si l'on passait près de là, par un beau jour d'été, on entendait le murmure des élèves répétant leurs leçons, semblable, au bourdonnement d'une ruche d'abeilles, interrompu seulement de moment en moment, ou par la voix du maître qui s'élevait parfois jusqu'au ton de la menace, ou par le sifflement de la verge frappant quelque paresseux qui s'avisait de flâner sur le sentier fleuri de la science. A dire vrai, Ichabod était un homme consciencieux et qui avait gravé dans son esprit cette maxime d'or du vieux temps : " Qui épargne la verge, gâte l'enfant. " Et certes les écoliers d'Ichabod Crane n'étaient pas gâtés. Il ne faudrait pas croire cependant que ce fût un de ces despotes qui ne se plaisent qu'aux souffrances de leurs sujets. Il épargnait les faibles et les timides; il n'était sévère qu'avec certains petits drôles à peau dure, toujours entêtés et rétifs.